L'Honneur Retrouvé de Mata Hari
Danseuse et Espionne

Danseuse, courtisane et espionne. Mais si Mata Hari, l'envoûtante Hollandaise, fusillée en 1917 à Vincennes pour intelligence avec l'ennemi, était innocente ? Un historien amateur, Léon Schirmann, s'est juré de la réhabiliter.
C'est en 2001, quatre-vingt-quatre ans jour pour jour après l'exécution de la danseuse, que la Fondation Mata Hari et la ville néerlandaise de Leeuwarden ont déposé une bien étrange requête auprès du ministère de la Justice français : la demande de révision du procès d'une des plus fameuses espionnes du XXe siècle, Mata Hari. “Nous croyons qu'il y a des doutes suffisants concernant le dossier d'instruction qui a été utilisé pour l'inculper, déclare le porte-parole de la délégation. Peut-être n'était-elle pas entièrement innocente, mais il est clair qu'elle n'était pas la superespionne dont les renseignements auraient envoyé des milliers de soldats à la mort, comme on l'a prétendu. Mata Hari était sans doute plus intéressée par le sexe que par le crime !”
Rien ne serait arrivé sans Léon Schirmann, historien amateur qui a consacré les dix dernières années à fouiller le dossier, et publié ses conclusions sous le titre Autopsie d'une machination, aux éditions Italiques. Son existence paraît d'ailleurs à peine moins mouvementée que celle de son héroïne ! Mata Hari est morte depuis presque deux ans lorsqu'il voit le jour à Odessa, au sein d'une famille de bourgeois russes fuyant les bolcheviques. Ce qui n'empêche pas le jeune Léon, réfugié à Paris, de s'inscrire au Parti communiste. En 1942, il rejoint un maquis des Cévennes dont il devient le chef. Agrégé de sciences et licencié d'allemand, il poursuit, après la Libération, une longue carrière de professeur de physique. Depuis sa retraite, Léon Schirmann se passionne pour l'histoire allemande, et en particulier pour les affaires judiciaires controversées. Familier des bibliothèques parisiennes et des dépôts d'archives, il s'est lancé sur la piste de la belle et énigmatique Mata Hari, immortalisée au cinéma par Greta Garbo, Marlène Dietrich ou Jeanne Moreau...
Ne vous méprenez pas ! La démarche de Léon Schirmann n'a rien de romantique. C'est le regard froid d'un scientifique que ce vieux monsieur de quatre-vingt-deux ans jette sur cette aventure d'amour et de mort. “Je ne me suis pas beaucoup intéressé à la vie de Mata Hari avant 1914, à sa carrière de danseuse et à ses aventures sentimentales, avoue-t-il. Je me suis concentré sur ses activités durant la guerre, et surtout sur son procès. Pourtant, je dois dire qu'elle m'est sympathique. Elle ne connaît pas l'hypocrisie. C'est une femme entretenue, mais elle l'avoue sans fausse honte.”
Au terme de son enquête, Léon Schirmann n'hésite pas à déclarer que “tout ce qui a été écrit sur Mata Hari est inexact dans 90% des cas”. Patiemment, il a réuni les pièces, comparé les documents, révélé les impostures. Il s'est rendu plusieurs fois en Allemagne et en Angleterre, il a fait venir des papiers des Pays-Bas et écume sans relâche les archives des Affaires étrangères, au Quai d'Orsay. Le résultat ? Une moisson de “faits nouveaux” qui lui permet d'affirmer que l'enquête et le procès ont été falsifiés au nom de la “raison d'État” et à des fins “patriotiques”. Une certitude qu'il s'efforce de démontrer dans un “pavé” de près de 900 pages.
Mais qui était exactement Mata Hari ? À l'aube pudibonde du XXe siècle, le Tout-Paris vibre pour une mystérieuse “bayadère sacrée”, qui se déhanche à moitié nue dans les salons de la bonne société et sur les scènes des théâtres. Dans Le Figaro, Colette exalte son “long corps bistre, mince et fier”. Le 13 mars 1905, Émile Guimet, le célèbre orientaliste, la fait danser dans la bibliothèque de son musée, place d'Iéna, au milieu des orchidées, des fumées d'encens et de haschich...
“Mata Hari” signifie “l'oeil du jour”. En malais, c'est ainsi que l'on désigne le soleil. Malgré cela, la danseuse se prétend d'origine indienne, fille orpheline d'un père rajah et d'une mère japonaise ! Plus prosaïquement, Mata Hari se nomme Margaretha Geertruida Zelle. Elle est née le 7 août 1876 à Leeuwarden, aux Pays-Bas, où son père exerçait la profession de chapelier. Mariée à dix-neuf ans à un officier servant aux Indes néerlandaises, Rudolph Mac Leod, elle vit quelque temps à Java. En 1903, à vingt-six ans, Margaretha, séparée de son irascible époux, vient courir sa chance à Paris. Sans un sous et sans relations, elle pose d'abord pour des peintres. Mais bientôt Margaretha trouve sa véritable vocation. En Indonésie, elle a admiré les danseuses rituelles du culte de Shiva.
En Europe, l'expansion coloniale a mis l'exotisme à la mode. Madame Zelle-Mac Leod se métamorphosera en Mata Hari ! Elle ôtera ses voiles pour ensorceler les dieux et les hommes, dans une alliance subtile d'érotisme et de fausse mystique. En fait, personne n'est dupe très longtemps de ce travestissement. Et surtout pas les aristocrates, financiers et politiciens qui s'offrent à prix d'or les faveurs discrètes de la “bayadère sacrée”.
Pendant plusieurs années, Mata Hari connaît un succès immense. Elle triomphe à l'Olympia, à l'opéra de Monte-Carlo, ou encore à la Scala de Milan. Elle collectionne les riches protecteurs, gagne des fortunes, qu'elle dilapide aussitôt en folles dépenses. Mais le succès a ses caprices. Lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale, Mata Hari est déjà sur le déclin. Son contrat au théâtre Metropol de Berlin est résilié. Les autorités allemandes lui confisquent ses fourrures, avant de l'expulser vers les Pays-Bas. C'est alors qu'elle est contactée par le consul général d'Allemagne à Amsterdam. Celui-ci la persuade d'espionner pour son compte, et lui remet 20 000 francs. Margaretha, alias Mata Hari, devient “l'agent H21”.
Piètre danseuse, toujours aussi mythomane, bavarde et fantasque, Mata Hari ne sera jamais qu'une espionne de pacotille, incapable d'accomplir des missions sérieuses. Très vite suspectée par le capitaine Ladoux, chef du contre-espionnage français, elle accepte alors de travailler pour lui, sans avouer ses relations avec les Allemands. À leur tour, ces derniers ne tardent pas à découvrir son double jeu. Et pour se débarasser de la danseuse qui commence à devenir encombrante, ils décident de la dénoncer aux Français. C'est, en tout cas, l'hypothèse soutenue par Léon Schirmann.
En décembre 1916, le major Kalle, attaché militaire à Madrid, adresse à Berlin une série de télégrammes qui présentent l'”agent H21” comme une espionne allemande infiltrée chez l'ennemi. Il livre des précisions qui désignent clairement Mata Hari. Or, Kalle n'ignore pas que les services français connaissent le code secret allemand, et qu'à la lecture de ces télégrammes, il ne manqueront pas d'identifier la coupable.
Maître Thibault de Montbrial, qui a rédigé la requête en révision, estime que Mata Hari “a été victime d'une opération technique remarquable des services secrets allemands à l'égard des services français. Il s'est enclenché une machination contre elle et, une fois que la procédure a été engagée, les services français l'ont à leur tour lâchée”. En 1917, la guerre s'éternise en boucherie sanglante. Toute une jeunesse va se faire massacrer à Verdun. L'opinion publique exige des responsables. Ce seront les espions. Sans eux, la France aurait remporté la victoire depuis longtemps ! “Nous avons la preuve de la machination du 2e bureau, assure Léon Schirmann. On s'est servi de Mata Hari pour une campagne antiboche. Ce n'était qu'une femme qui aimait profiter de la vie. C'est pour cela qu'elle a été tuée.” “La fille Zelle Marguerite, dite Mata Hari” est arrêtée au Palace Hôtel, sur les Champs-Élysées, le 13 février 1917. Elle est accusée “d'espionnage et de complicité d'intelligence avec l'ennemi, dans le but de favoriser ses entreprises”. Son procès, tenu à huit clos devant un tribunal militaire, est bâclé en moins de deux jours, et la peine capitale prononcée en quarante minutes. Le lieutenant Mornet a conduit l'accusation. Il avouera, bien plus tard, qu'”il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat”.
“Elle chancelle, tournoie, bat le vide de ses bras désemparés, fouette l'impassible nuit de ses longs cheveux lourds... et tombe.” Ainsi s'achevait la “danse sacrée” de Mata Hari, du temps de sa splendeur. Le 15 octobre 1917, à six heures et quart du matin, celle qui avait été l'idole étincelante de la Belle Époque s'effondre dans le brouillard et la boue du polygone de Vincennes. Mais, à cet instant même, sa destinée futile ne rejoint-elle pas, de l'autre côté du miroir, le sort absurde des millions de poilus morts au champ d'horreur ?
