Alan Turing et le Code Enigma
La Guerre des Espions

La machine Enigma fut inventée entre les deux guerres pour des applications civiles. L'ingénieur hollandais Arthur Scherbius l'expose pour la première fois au Congrès international de l'Union postale de 1923. Le phénomène de l'espionnage industriel, en plein essor en ces années, l'a convaincu de l'utilité de son invention. Or, si celle-ci ne retient pas l'attention des industriels, elle est aussitôt achetée par les états-majors des armées de différents pays, parmi lesquels l'Allemagne, le Japon, la Pologne et les États-Unis. Sa machine est si complexe qu'elle peut produire, grâce à ses trois rotors, 150 millions de millions de combinaisons différentes. Ce qui veut dire, entre autres, qu'elle peut être employée par l'une des armées des États acquéreurs, sans pour autant que les autres puissent en décoder le cryptage, ne sachant pas laquelle de ses innombrables combinaisons est utilisée.
De l'argent à flots
Il arrive parfois que les personnages les plus anodins jouent un rôle majeur dans des situations complexes. En effet, les Allemands pourraient avoir perdu la guerre à cause d'un personnage extravagant, grand amateur de femmes et de luxes en tout genre, du nom de Hans Thilo Schmidt. Mû par des motivations purement pécuniaires, il vend les manuels d'Enigma aux services secrets français en 1931, à une époque où Hitler n'est pas encore au pouvoir. Il transmet ainsi des informations aux Alliés jusqu'en 1943, année où il se suicide en prison pour échapper à la torture des nazis. Malheureusement, le nombre incalculable de combinaisons d'Enigma rend peu opérationnelles ses informations. Les Français, quant à eux, n'arrivant pas à les décrypter, revendent ces informations aux services secrets polonais qui parviennent péniblement à déchiffrer des messages interceptés des mois auparavant.
En 1937, l'Allemagne nazie planifie l'invasion de la Pologne qui sera mise en oeuvre deux ans plus tard, ce qui déclenchera la Deuxième Guerre mondiale. Pour rendre encore plus sûr leur système de communication, les Allemands ajoutent deux rotors supplémentaires à leur machine (pour un total de cinq, en tout) et changent de code plusieurs fois par jour. Sur le plan de l'espionnage, la guerre se gagne donc à coups de vitesse de décryptage.
Une partie d'échecs grandeur nature
Bletchley Park, dans le comté de Buckingham : dans cette maison de maître d'époque victorienne se joue une véritable partie d'échecs entre les forces alliées et celles de l'Axe. L'enjeu est colossal : la domination du monde. À partir de 1938 et jusqu'à la fin de la guerre, une équipe de mathématiciens, ingénieurs et informaticiens de plusieurs nationalités passe toutes ces années à essayer de déchiffrer les codes de l'infernale machine Enigma. Ce sont des années où les victoires alternent avec les défaites. Tandis qu'à Bletchley Park on s'efforce de décrypter les codes de plus en plus vite, à Berlin on les change de plus en plus fréquemment. Cependant, en dépit des efforts des Allemands, l'équipe basée en Angleterre devient plus efficace de jour en jour. Grâce notamment au génie singulier de personnages comme Alan Turing, en qui on reconnaît aujourd'hui le précurseur de l'intelligence artificielle de nos ordinateurs modernes, pas même imaginés à l'époque.

Enigma et Alan Turing
En 1940, Alan Turing invente ce que l'on appellera les “bombes”. Ce sont des machines proches d'Enigma qui, grâce à un grand nombre de rotors tournant à toute vitesse, calculent toutes les combinaisons possibles en un rien de temps. Si au lycée il a raté ses examens de maths – ses professeurs lui reprochaient de perdre son temps dans des recherches inutiles et d'être désordonné et dissipé – , à 28 ans, Alan Turing est à la tête du groupe de chercheurs de Bletchley Park. Toutefois, son extravagance en fait un personnage dérangeant. À la fin de la guerre, les médailles et les honneurs sont suivis d'une condamnation pour obscénité qui le met en marge de la société. Après une grave dépression nerveuse, il meurt en 1954, dans des circonstances non élucidées, à l'âge de seulement 42 ans. On ignore encore s'il s'est suicidé ou s'il a été éliminé par les services secrets qui voyaient en lui un danger en raison des secrets défense qu'il détenait. Récemment, sa mémoire a été réhabilitée et une statue a été dressée en son honneur.
Chasse au code secret
Les forces armées anglaises ont joué un rôle déterminant dans le déroulement de la guerre car, en dépit des nombreuses pertes, ils ont souvent capturé des navires et des sous-marins allemands avec à leur bord les codes chiffrés du Reich et des machines Enigma. Récemment, un film américain a déclenché la polémique sur ce point. Dans cette fiction, il était en effet soutenu que c'était les Américains qui s'étaient appropriés les machines Enigma, malgré le fait que la plupart de leur flotte se battait sur le front du Pacifique. Les Anglais, quant à eux, jusqu'aux années 1970, ont préféré attribuer le mérite de tant de victoires à leurs généraux plutôt qu'aux hommes de Bletchley Park. Churchill lui-même a été accusé d'agissements discutables et notamment du fait de ne pas avoir empêché certaines attaques ennemies, en toute connaissance de cause – avec les pertes humaines conséquentes – , pour que les Allemands ne se doutent pas que le code Enigma avait été déchiffré.
Ce n'est pas la première fois que Churchill fait l'objet de ce type d'accusation. Il y a quelques années de cela, l'ouverture d'archives militaires secrètes a permis de découvrir des documents qui ont fait dire à certains spécialistes que Churchill était au courant de l'attaque des Japonais sur Pearl Harbour, et qu'il n'en aurait pas prévenu Washington, car il souhaitait que les États-Unis entrent en guerre le plus rapidement possible.
Un rôle majeur dans le conflit
En d'autres termes, Enigma n'évoque pas seulement la machine inventée par l'ingénieur Scherbius, mais aussi le travail acharné des hommes qui ont travaillé au décryptage de ses codes à Bletchley Park et auxquels, vraisemblablement, nous devons l'issue de la guerre. Que serait-il arrivé, en effet, si les Alliés avaient perdu la guerre ? Fort heureusement, les Soviétiques envahirent Berlin à point nommé. On sait, aujourd'hui, que l'Allemagne nazie travaillait depuis longtemps à de nouveaux projets meurtriers et était en train de mettre au point des avions à réaction et des missiles, voire la bombe atomique. Il semblerait même que ces armes étaient près d'être opérationnelles. On sait aussi qu'en mai 1945, Berlin avait pris la décision d'opérer des changements radicaux dans les codes de chiffrage d'Enigma. Comment les hommes de Bletchley Park auraient-ils réagi en découvrant que leurs recherches ne servaient plus à rien ? Auraient-ils trouvé le courage de tout recommencer à zéro ?
Qu'est-ce que la cryptographie ?
La cryptographie traite des méthodes de codification d'un message de manière à ce qu'il puisse être lu seulement par ceux qui en possèdent la clé de lecture. Le mot cryptographie vient du grec kryptos qui signifie “caché” et graphein qui signifie “écrire”. L'usage d'écrire des messages codés est aussi vieux que le monde. Les Hébreux déjà utilisaient le code Atbash ; Jules César, quant à lui, est considéré comme l'inventeur du chiffrage homonyme, une méthode qui paraît enfantine aujourd'hui. Avec les années, les encodages sont devenus de plus en plus sophistiqués, de celui dit à glissement à celui mono-alphabétique, d'où sont dérivés ensuite les poly-alphabétiques. Parmi ces derniers, le plus complexe est sans doute le code Vigenère très utilisé jusqu'en 1863, date à laquelle le colonel prussien Friedrich Kasiski réussit à le déchiffrer. Plus tard, en 1918, Gilbert Vernam perfectionna la méthode Vigenère, ce qui permit d'évoluer vers la complexité des systèmes actuels. Le pendant de la cryptographie est la cryptanalyse qui étudie les méthodes pour décoder les messages chiffrés.
