Expédition du Kon-Tiki : Le Grand Voyage de Thor Heyerdahl

Dernier héritier de Christophe Colomb, Thor Heyerdahl, décédé le 18 avril 2002, restera l'un des plus grands aventuriers du XXe siècle. Sur la foi d'une antique légende polynésienne, il s'était lancé le 28 avril 1947 à l'assaut du Pacifique...
Tiki
“Tiki était un dieu et un chef. C'est Tiki qui a conduit mes ancêtres dans ces îles où nous vivons maintenant. Auparavant, nous habitions un grand pays au-delà des mers.” Teï Tetua s'arrête pour méditer, tisonnant les braises de son feu aux lueurs mourantes. La peau ridée, d'un brun d'écorce, desséchée par le soleil et le vent, Teï Tetua est le dernier survivant des tribus éteintes de la côte orientale de Fatu-Hiva, dans l'archipel des Marquises. La scène se passe un soir de 1937, et les paroles du vieux sage résonnent étrangement dans le cerveau du jeune biologiste norvégien qui l'écoute, fasciné. Depuis près d'un an, Thor Heyerdahl et Liv, son épouse, vivent une expérience de “retour à la nature”. Seuls Blancs dans cette île perdue au milieu du Pacifique, ils se sont construit une hutte sur pilotis à l'ombre des palmiers du rivage et se nourissent de ce que leur offrent la forêt tropicale et l'océan.
Tiki, l'ancêtre mythique, le chef-dieu de la légende, était fils du Soleil. Avec son peuple, il est arrivé de l'ouest, pour conquérir ces îles autrefois désertes... Et si le vieux Teï Tetua disait vrai ? S'interroge Thor Heyerdahl. Les grandes images de pierre, perdues dans la forêt de Fatu-Hiva, n'évoquent-elles pas certains monolithes précolombiens ? Et puis il y a ce vent, inlassablement, qui souffle en direction de l'est depuis les côtes d'Amérique du Sud. Cet “éternel alizé” qui franchit l'horizon, creuse les flots, les roule et les brise contre les rochers et les récifs, avant de continuer toujours plus loin vers le soleil couchant...
Histoire du Kon-Tiki

Les conjectures du Norvégien se transforment pour lui en certitudes lorsqu'il découvre, dans un recueil de légendes incas, l'histoire de Kon-Tiki, “le roi-soleil des hommes blancs qui ont laissé d'énormes ruines au bord du lac Titicaca”. Cette race inconnue venue du nord aurait fondé une mystérieuse civilisation dans la cordillère des Andes. De haute stature, portant de longues barbes, les compagnons de Kon-Tiki auraient enseigné l'architecture et l'agriculture aux Indiens, avant que ceux-ci ne se retournent contre eux pour les massacrer. Les rescapés se seraient alors embarqués avec leur chef sur les flots du Pacifique, semant dans leur sillage les gigantesques statues de Pitcairn, des Marquises et de l'île de Pâques, et d'imposantes pyramides en escaliers, comme celles de Tahiti et des Samoas.
Inutile de préciser que les théories de Thor Heyerdahl – quoique fondées sur des indices troublants – ne déclenchent guère l'enthousiasme des spécialistes. Les anthropologues comme les archéologues qu'il consulte rejettent ses arguments d'un revers de manche sans même prendre la peine de les étudier. Survient alors la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle Thor Heyerdahl combat héroïquement le nazisme. Cela ne l'empêche pas, dès 1941, de publier un article intitulé “La culture polynésienne est-elle originaire d'Amérique ?” dans la revue International Science. Après la fin du conflit, le Norvégien entame une tournée aux États-Unis. Mais il reçoit peu d'échos auprès des scientifiques. Ceux-ci lui rétorquent qu'en aucun cas des navires primitifs n'auraient pu franchir le Pacifique.
Le grand voyage sur raft de Thor Heyerdahl

Thor Heyerdahl décide donc de relever le défi. Au Ve siècle de notre ère, l'époque à laquelle aurait vécu Kon-Tiki, les Amérindiens ne disposaient que de radeaux en bois de balsa. Qu'à cela ne tienne ! C'est à bord d'une embarcation de ce type qu'il prétend rallier les Marquises ou les Tuamotu depuis la côte d'Amérique du Sud ! Une course de plus de 8 000 km ! Pourtant, grâce à la constance des courants marins, Thor Heyerdahl est persuadé qu'il atteindra son objectif sans dévier...
Ainsi, le 28 avril 1947, six risque-tout, et un perroquet, larguent les amarres dans le port péruvien de Callao. Leur “navire” est constitué de neuf gros troncs de balsa, récupérés dans la jungle de l'Équateur, attachés par des cordes de chanvre. Il n'a que dix mètres de longueur. Vers le milieu du pont se dresse une petite cabine de bambou au toit couvert de feuilles de bananier. La vergue où est hissée la grand-voile consiste en deux cannes de bambou liées ensemble. Quatre Norvégiens ont accepté d'aider leur compatriote à relever son imprudent défi. L'ingénieur Herman Watzinger sera le second de Thor Heyerdahl. Il est chargé des observations hydrographiques et météorologiques. Knut Haugland et Torstein Raaby, héros de guerre, anciens résistants, sont des as de la TSF. Erik Hesselberg est le seul vrai marin du bord. Il se distingue aussi par ses talents de dessinateur et de guitariste. Le sixième compère, Bengt Danielsson, ethnologue éminent, est l'unique Suédois du groupe. Il emporte une bibliothèque de 73 ouvrages de sociologie, mais il fera également office de chef cuistot. Il passera maître dans l'art de capturer les poissons volants. Quant à Thor Heyerdahl, le capitaine de cette expédition, il avoue qu'il a longtemps souffert de... la phobie de l'eau ! Tout enfant, il a manqué de se noyer dans un lac gelé. Il n'a appris à nager qu'à vingt-deux ans, en Polynésie, et se déclarait incapable de traverser le fjord d'Oslo à la voile ! Tel est l'extravagant équipage du Kon-Tiki. Car, en hommage au “fils du Soleil”, Thor Heyerdahl a baptisé ainsi son esquif. Et la grand-voile, gonflée par l'alizé, arbore le visage du dieu barbu de la légende...
Conformément aux prévisions de Thor Heyerdahl, la traversée se déroule sans difficultés notables. Pendant près de trois mois, les passagers du Kon-Tiki n'auront pour spectacle que l'océan, jusqu'aux limites extrêmes de l'infini : “Le bleu de la mer se fondait avec le bleu du ciel, et nous avions parfois l'impression d'être suspendus dans l'espace ; tout notre univers était vide et bleu ; il n'y avait de point de repère que le soleil tropical, chaud et doré, qui nous brûlait le cou.” Chacun des six hommes tient la barre deux heures par jour, et deux autres heures la nuit. Le reste du temps est libre. Les uns et les autres vaquent à leurs occupations respectives. Tout au long du parcours, la pêche se révèle miraculeuse et les provisions du bord largement suffisantes. Invariablement, le vent d'est pousse le Kon-Tiki vers sa destination. Et même au plus fort des tempêtes, les vagues les plus impressionnantes ne parviendront jamais à déséquilibrer le radeau. Enfin, le 30 juillet, une terre apparaît dans le lointain. Il s'agit de l'île de Puka-Puka, appartenant à l'archipel des Tuamotu. La barrière de corail ne permet pas de pénétrer dans le lagon. Thor Heyerdahl et ses compagnons poursuivent leur route. Une semaine plus tard, au terme de cent un jours de mer, après une traversée de 4 300 milles nautiques, le Kon-Tiki s'écrase sur les récifs de l'atoll de Raroïa. Malgré quelques avaries, le solide radeau résiste. Et ses passagers, le visage buriné par le soleil et les embruns, s'en tirent sans dommages. “Quand j'eus atteint la plage ensoleillée, se souvient Thor Heyerdahl, j'enlevai mes souliers et enfonçai mes orteils nus dans le sable tiède et sec. La vue de chacune de mes empreintes sur cette plage vierge qui montait jusqu'à la forêt me causait un plaisir fou.”
Quelques semaines plus tard, les six Scandinaves rejoingnent Tahiti, à bord du Tamara, envoyé à leur recherche par le gouverneur français. Ainsi s'achevait, par un succès indiscutable, l'équipée du Kon-Tiki. Mais Thor Heyerdahl n'avait rien démontré, sinon son propre courage et sa détermination. Une partie de la communauté scientifique continuera de l'accuser d'être un illusionniste et un aventurier. Certains même oseront parler de tromperie. Cependant, la reconnaissance populaire viendra couronner les efforts du Norvégien. Son livre, l'Expédition du Kon-Tiki, sera traduit en plus de cinquante langues et vendu à des millions d'exemplaires. En 1952, le documentaire réalisé avec une caméra d'amateur pendant la traversée recevra l'oscar du meilleur documentaire à Hollywood. Quant au valeureux Kon-Tiki, rapporté de Polynésie, il est aujourd'hui exposé dans un musée d'Oslo qui lui est consacré, témoignage du fait que les rêves les plus fous peuvent parfois devenir réalité.
