Monstre de Frankenstein
Le Prométhée Moderne

Ce 16 juin 1816, le temps était plutôt maussade sur les rives du lac de Genève, et les cinq Anglais en villégiature à la Villa Diodati avaient allumé un grand feu et toutes les bougies. N’ayant pas grand-chose à faire pour occuper leur soirée, à cette époque, on soupait à quatre heures de l’après-midi, ils résolurent de se divertir en se racontant des histoires macabres.

Le maître de céans, lord George Gordon Byron, ne se séparait jamais en voyage d’un recueil d’histoires de fantômes intitulé Fantasmagoriana. Il ouvrit le petit volume relié de cuir et se mit à lire à voix haute l’histoire d’un jeune marié dont l’épouse se transforme entre ses bras en un cadavre décomposé, le soir de leurs noces.
Des esprits féconds

L’auditoire de lord Byron était constitué du poète Shelley et de sa future épouse, Mary Godwin, âgée de dix-neuf ans, de Claire Clairmont, maîtresse de Byron et belle-soeur de Mary, et du médecin personnel de Byron, Polidori. Au terme de la soirée, Byron proposa à ses compagnons un nouveau divertissement : chacun devrait écrire une histoire de fantômes. Cette proposition devait s’avérer étonnamment féconde car non seulement elle conduisit la jeune Mary à écrire un roman, une lugubre histoire (inspirée d’un rêve qu’elle fit cette nuit-là) de cadavre à qui l’on redonne la vie, mais encore elle amena Byron lui-même à ébaucher un bref récit intitulé The Vampyre (Le Vampire), dont les différents avatars devaient donner naissance, à la fin du siècle, au célèbre Dracula de Bram Stoker.
L’histoire imaginée par Mary était celle d’un savant fou qui donne vie à une créature monstrueuse. Publié anonymement dans un premier temps en 1818, le roman connut aussitôt un formidable succès sous le titre de Frankenstein ou le Prométhée moderne.
Le Vampire

Dans Le Vampire, Byron met en scène un aristocrate grec qui feint de mourir en faisant jurer à son compagnon de voyage de tenir sa disparition secrète. Plus tard, ce dernier retrouve le soi-disant mort et il le voit se livrer à des activités particulièrement immorales ; mais, tenu par son serment, il ne peut rien dire…
John William Polidori tira du récit de Byron une nouvelle intitulée The Vampyre. Publiée dans un magazine, elle fut rapidement attribuée à Byron lui-même. On en tira bientôt une pièce qui remporta un énorme succès. Londres se prit de passion pour les vampires, et c’est le romancier Bram Stoker qui rafla la mise avec son Dracula. Polidori, lui, s’était suicidé en 1821.
Shocking !

En 1826, Henry M. Milner adapta le roman au théâtre. Le monstre de la pièce était si épouvantable que des femmes s’évanouirent dans la salle le soir de la première ; il fallut revoir le maquillage de l’acteur, trop efficace. La pièce connut un gros succès. Quant à Mary Shelley, elle n’avait même pas été consultée.
La première version cinématographique de Frankenstein date de 1910 ; elle durait 10 minutes. En 1915, l’Ocean Film Corporation produisit une nouvelle adaptation, de 60 minutes. Mais ce n’est qu’en 1931 que le personnage inventé par Mary Shelley a véritablement acquis sa notoriété universelle ainsi qu'un visage, celui de Boris Karloff, grâce au film tourné par le réalisateur anglais James Whale pour les studios Universal, à Hollywood. Whale avait déjà remporté un grand succès avec son Dracula, interprété par l’acteur hongrois Béla Lugosi. Frankenstein constituait une suite toute trouvée ; Lugosi fut bien sûr pressenti pour le rôle principal, mais il déclina l’offre. Après avoir incarné l’aristocratique comte Dracula, sinistre et raffiné, il ne voulait pas jouer le rôle d’une brute épaisse ne s’exprimant que par des grognements.
Le monstre incarné

James Whale venait à peine d’essuyer le refus de Lugosi lorsqu’il remarqua dans la cantine des studios un acteur anglais du nom de William Pratt, un grand gaillard aux traits marqués, aux yeux profondément enfoncés dans les orbites. Il accepta de tourner un bout d’essai. Le maquilleur Jack Pierce, qui était un virtuose, perçut immédiatement tout le parti qu’il pouvait tirer de ce visage énergique.
Pour épargner à sa famille la disgrâce de compter un acteur dans ses rangs, son frère était un éminent diplomate, Pratt avait déjà adopté le nom de scène, patibulaire à souhait, de Boris Karloff.
Dans le rôle du monstre, il se révéla sensationnel. Il s’accordait merveilleusement avec les décors et l’ambiance gothique du film. Jusqu’à sa mort en 1969, Boris Karloff allait rester le méchant le plus célèbre d’Hollywood.

Mary Shelley, morte en 1851, aurait sans doute peu apprécié qu’Hollywood ait transformé son héros en symbole du mal. La créature du roman est un personnage tragique, un être humain tourmenté, n’aspirant qu’à une chose : l’amour des autres hommes, que sa laideur monstrueuse lui interdit d’obtenir. Il n’est en aucune façon une incarnation du mal. De même, le Victor Frankenstein de Mary Shelley n’a rien à voir avec le savant fou du film ; c’est une sorte d’idéaliste romantique et tragique, bien plus proche en vérité de l’homme qu’avait épousé Mary, le poète Shelley, que du génie frénétique incarné par Colin Clive à l’écran.
Le château de Frankenstein

Le savant fou du roman est-il entièrement le fruit de l’imagination de Mary Shelley? Pas tout à fait. La jeune romancière se serait inspirée de deux personnages bien réels : le premier était un achimiste et médecin allemand, Johann Konrad Dippel, né en 1673 dans une forteresse proche de Darmstadt, le château de Frankenstein, la référence est donc explicite. Le second était un Anglais du nom d’Andrew Crosse, qui affirmait avoir crée la vie dans son laboratoire.
Issu d’une lignée de pasteurs luthériens, Johann Dippel manifesta très tôt une vive intelligence. Étudiant en théologie, il acquit la réputation d’être un cerveau brillant ; il en conçût, dit-on, une certaine arrogance qui devait lui causer quelques déboires par la suite. Initié à l’alchimie, il tenta vainement de faire fortune en fabriquant de l’or. On peut néanmoins juger de ses talents de chimiste au fait qu’il inventa le colorant appelé le bleu de Prusse.
En 1707, il partit à Leyden pour y étudier la médecine, qu’il exerça ensuite à Amsterdam avec succès. Dippel commit cependant l’erreur de se mêler de politique, ce qui le conduisit tout droit en prison, sous l’accusation d’hérésie. Il mena ensuite une existence itinérante entre la Norvège, les Pays-Bas et l’Allemagne où le comte de Wittgenstein lui aménagea un laboratoire d’alchimie. Dippel prétendait avoir mis au point un élixir de longue vie : début 1734, alors qu’il avait cinquante et un ans, il prophétisa que grâce à son invention, il vivrait jusqu’en 1808. Deux mois plus tard, il était mort.
L’autre Frankenstein
L’autre personnage que l’on pourrait considérer comme le vrai docteur Frankenstein s’appelait Andrew Crosse. Mary Godwin et Shelley l’ont réellement rencontré, par l’entremise d’un ami commun ; ils ont même assisté à une de ses conférences sur l’électricité, et ce deux ans avant que Mary n’entreprenne la rédaction de son Frankenstein. Mais ce n’est que vingt ans après la parution du roman que Crosse réalisa la fameuse expérience qui fit de lui l’un des hommes les plus haïs d’Angleterre. On l’accusa d’avoir tenté de créer la vie dans son laboratoire. Il semblerait qu’il y soit parvenu, mais il paya très cher son succès. Honni par le monde scientifique comme par ses voisins, il se retrouva pratiquement prisonnier dans sa propre maison. Lorsqu’il mourut en 1855, il emporta son secret avec lui dans la tombe. Cet épisode demeure l’un des plus étranges de l’histoire de la science.
Que la vit soit !

La scène de l’orage, durant laquelle Frankenstein utilise la foudre pour donner vie au monstre, est l’une des plus spectaculaires du film Frankenstein. L’électricité était au coeur des expériences de Crosse. Dans le roman de Mary Shelley, le docteur Frankenstein utilise à la fois la chimie, l’alchimie et l’électricité pour insuffler l’étincelle de la vie à sa créature.
