L'Homme au Masque de Fer
Était-il le Vrai Roi de France ?

C'est l'énigme par excellence, l'affaire qui a vu s'affronter des générations d'historiens, et enflammé l'imagination des romanciers et des cinéastes. Qui était donc ce mystérieux personnage, caché derrière un masque de fer, ou plus vraisemblablement de velours, mort à la Bastille en 1703 après plus de trente ans de détention ?
Une feuille manuscrite et un détenu mystérieux

En plein règne de Louis XIV, en septembre 1687, une feuille manuscrite circulant sous le manteau se fait l'écho d'un événement sensationnel : “M. de Saint-Mars a transporté par ordre du roi un prisonnier d'État de Pignerol à l'île Sainte-Marguerite ; personne ne sait qui il est ; il y a défense de dire son nom et ordre de le tuer s'il le prononce (...) ; il était enfermé dans une chaise à porteurs, ayant un masque de fer sur le visage, et tout ce qu'on a pu savoir de Saint-Mars était que ce prisonnier était depuis de longues années à Pignerol et que tous les gens que le public croit morts ne le sont pas...” Le voyage de ce mystérieux captif jusqu'à son lieu de détention, le fort de l'île Sainte-Marguerite, en face de Cannes, alors modeste port de pêche, ne s'est pas fait sans mise en scène. À Grasse, des badauds l'ont aperçu avec son masque de fer, sortant d'une chaise à porteurs couverte de toile cirée, escortée de plusieurs soldats. Certains curieux ont essayé de glaner des informations supplémentaires auprès du gouverneur, M. de Saint-Mars, qui distille comme à plaisir des renseignements sibyllins...
Un personnage très important à la Bastille

Le fort dresse toujours sa silhouette trapue sur un escarpement rocheux. On y montre la cellule de l'inconnu : une grande chambre de trente mètres carrés environ, sombre et humide, dont la fenêtre, protégée par trois rangées de grilles, s'ouvre sur la baie. L'homme au masque de fer reste en ce lieu jusqu'en septembre 1698, date à laquelle il est conduit à la Bastille, dont Saint-Mars vient d'être nommé gouverneur. Il voyage cette fois en litière, un masque de velours noir sur le visage : il a manqué, en effet, de périr étouffé lors du précédent transfèrement. Au château de Palteau, près de Sens, le convoi fait une courte halte. Les paysans venus rendre hommage à leur seigneur, Saint-Mars, qu'ils voient pour la première fois, remarquent que celui-ci mange face à son prisonnier à cheveux blancs, gardant ostensiblement deux pistolets “à côté de son assiette”. Tout est fait pour laisser penser que c'est quelqu'un de très important.
À la Bastille, même Du Junca, deuxième personnage de la forteresse, ignore son identité. Dans son journal, il précise simplement que c'est un “ancien prisonnier” que le gouverneur gardait déjà à Pignerol, “lequel il fait tenir toujours masqué, dont le nom ne se dit pas”. Cinq ans plus tard, le 19 novembre 1703, il consigne sa mort. Comme tous les pensionnaires de la célèbre forteresse, l'homme est enterré au cimetière Saint-Paul. Sur le registre paroissial, on l'inscrit sous le nom de “Marchioly”, sans prénom, “âgé de quarante-cinq ans ou environ”. C'est l'habitude alors d'inhumer les prisonniers d'État sous de faux noms.
Le frère jumeau du roi Louis XIV ?

L'affaire est lancée dans le public par Voltaire dans son très sérieux Siècle de Louis XIV, publié en 1751. L'effet est immédiat et les salons ne cessent de bruire de cette étrange histoire. Le siècle des Lumières en fait le symbole de l'arbitraire et du despotisme royaux. L'écrivain y revient à plusieurs reprises dans ses écrits, mais ce n'est qu'en 1771, dans les Questions sur l'Encyclopédie, qu'il se résout, par l'intermédiaire d'une note de l'éditeur, à révéler ce qu'il a “appris” : l'homme au Masque de fer, de grande taille comme Louis XIV, qui avait la peau un peu brune comme lui, doué d'une voix harmonieuse comme lui, aimant le linge fin comme Anne d'Autriche, serait un fils adultérin de la reine, né avant Louis XIV ! Sous la Révolution, la thèse du frère aîné se transforme en celle d'un jumeau. L'enfant serait né clandestinement à Saint-Germain quelques instants après son frère, alors que la cour, tout à sa joie, congratulait Louis XIII de la venue d'un dauphin si longtemps attendu.
Jolie trouvaille ! L'explication a la faveur des romanciers : Alexandre Dumas, dans son Vicomte de Bragelonne, mais aussi Alfred de Vigny, Victor Hugo, sans oublier, plus récemment, Marcel Pagnol... Sous le Premier Empire, des bruits courent que l'Empereur descend de l'infortuné frère jumeau et de la fille d'un des gardiens, nommé Bompart. Acheminé en Corse dans la plus grande discrétion, l'enfant y devient tout naturellement “Buonaparte” ! L'Empereur, amusé par cette savoureuse galéjade, avouera, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, avoir entendu parler de cette rumeur, ajoutant que la “crédulité des hommes est telle, leur amour du merveilleux si fort qu'il n'eût pas été difficile d'établir quelque chose de la sorte pour la multitude...” Avant la guerre de 1914, un prêtre de Marseille, l'abbé Félix de Valois, prétendra, lui aussi, descendre de ce frère caché et revendiquera le trône de France ! Des partisans se réclamant du “légitimisme” soutiendront sa cause dans des revues, dont l'une s'appelait Le Masque de fer.
Disons-le, aucun historien sérieux n'admet aujourd'hui ces thèses fantaisistes. Louis XIV n'a pas eu de frère jumeau ou utérin, enfermé et masqué à cause de sa trop frappante ressemblance. L'accouchement public de la reine rend impossible toute supercherie.
Un banal et obscur valet ?

Qui donc était l'homme au Masque de fer ? La correspondance de Saint-Mars avec son ministre de tutelle, Louvois, et les comptes des prisons dissipent le halo légendaire et font apparaître une réalité plus banale. Non, le prisonnier n'est pas le duc de Beaufort, ni tel autre grand seigneur, ni Molière, ni le Page noir, prétendu amant de la reine Marie-Thérèse, mais un obscur valet, Eustache Dauger. Celui-ci détient un secret d'importance à cette époque. Peut-être s'agit-il du projet du roi Charles II d'Angleterre de se convertir au catholicisme et de ramener son pays dans le giron de l'Église romaine, le “grand secret” comme disait, dans sa correspondance chiffrée, Henriette d'Angleterre, soeur de ce monarque et belle-soeur de Louis XIV...
Arrêté à Calais en juillet 1669, il est conduit au donjon de Pignerol, cette petite place française sur le versant italien des Alpes, que commandait alors Saint-Mars. On le traite comme le gibier ordinaire des prisons d'État : petits espions, agents doubles, empoisonneurs, qu'on s'interdit de tuer – car ce n'est pas dans les habitudes du temps – , mais que l'on enfouit à tout jamais dans un cul-de-basse-fosse en vertu d'une lettre de cachet. Sa pension mensuelle n'est que de 165 livres par mois, celles de Fouquet et de Lauzun, deux autres prisonniers célèbres de Pignerol, de 500 et 600 livres.
À mesure que le temps passe, l'importance du secret paraît diminuer. Extrait de son cachot, Dauger reste près de cinq ans au service de Nicolas Fouquet, sous condition de ne parler à personne en particulier. En mars 1680, à la mort de l'ancien surintendant, on craint des fuites. Afin de démonétiser ses éventuels bavardages, Louvois ordonne à Saint-Mars de l'enfermer à nouveau et d'annoncer partout qu'il a été libéré. C'est de ce moment que naît le mystère. Sur les contrôles des prisons, on ne désigne plus Eustache Dauger que sous le nom de “M. de la tour d'en bas”. En 1686, Saint-Mars, qui a perdu ses pensionnaires de marque, Fouquet et Lauzun, est nommé gouverneur de l'île Sainte-Marguerite, où il doit se rendre avec son “ancien prisonnier”.
C'est alors que, pris par une frénésie de bavardage, le geôlier se met à inventer des “contes jaunes”, qui le valorisent et flattent sa vanité. Oui, il garde quelqu'un de la plus haute importance, qui n'a qu'à dire son nom pour recevoir un coup de pistolet dans la tête ! Au lieu de le transférer discrètement, il choisit une chaise à porteurs – mode de transport aristocratique – couverte de toile cirée et affuble son malheureux captif d'un masque de fer. Jamais il n'a reçu semblable consigne. Le prisonnier lui sert de faire-valoir. Ainsi est né le mythe... Sans le savoir, le vieux militaire, vaniteux et frustré, s'est révélé être l'un des plus fabuleux manipulateurs de l'Histoire.
