Les Crimes de Gilles de Rais
Ogre ou Barbe Bleue ?

Noble homme, messire Gilles de Rais, baron de ladite terre en notre diocèse, est accusé par l’évêque de Nantes d’avoir : tué, égorgé, massacré plusieurs enfants innocents d’inhumaine façon, et commis avec eux, contre nature, l’abominable et exécrable péché de sodomie, de diverses manières et avec des perversités inouïes…
La culpabilité en apparence indéniable d’un seigneur monstrueux
Moins de six semaines après la réception de cette lettre, qui lui ordonne de comparaître devant le tribunal ecclésiastique, Gilles de Rais, maréchal de France à 25 ans, compagnon de Jeanne d’Arc, est exécuté pour crimes d’homicide, de magie noire et de sodomie, le 26 octobre 1440.
Les actes de son procès, conservés jusqu’à nos jours, ont la force de l’évidence. Tout y est : témoignages des parents des victimes, les aveux des comparses. Les crimes sont affreux et décrits en détail : Gilles a abusé de quelque 150 enfants, puis les a torturés avant de les achever. Pendant environ huit ans, des enfants disparaissent, entre Nantes et le Poitou, là où sont situés les terres et les châteaux du sire de Rais : Champtocé, Machecoul, Tiffauges, Pouzauges… Les petits disparus ont généralement entre 7 et 12 ans ; ce sont le plus souvent des garçons.
Au procès de Gilles de Rais, leurs parents éplorés et leurs voisins insistent sur leur beauté. Ils racontent aussi qu’ils ont vu des serviteurs de Gilles parler aux enfants peu avant leur disparition. Leur demande-t-on pourquoi, huit années durant, ils n’ont pas dénoncé Gilles de Rais ni rien formulé de leurs soupçons ? La réponse est évidente : de Rais est un haut seigneur, et eux, de simples “vilains”. La distance sociale est trop grande pour qu’ils puissent espérer que la justice prenne en considération leurs soupçons.
Des proies faciles sur les routes du Poitou
Les enfants disparus et réclamés par leurs parents lors du procès ne constituent, semble-t-il, qu’une faible partie des jeunes gens ayant servi aux plaisirs pervers de Gilles de Rais. Beaucoup plus nombreuses sont les victimes anonymes du seigneur. Au Moyen Âge, en effet, errent sur les routes bien des enfants abandonnés, réduits à trouver par eux-mêmes leur subsistance, au gré de la charité des nantis. Pour ces petits malheureux, la générosité d’un châtelain est une aubaine. Combien d’enfants ont ainsi frappé aux portes de Tiffauges ou de Champtocé dans l’espoir d’obtenir un peu de pain ou même, avec de la chance, le droit de servir le seigneur durablement, comme domestique ou comme petit page, ou encore en chantant dans la manécanterie – l’école de chant qu’il a créée dans chacun de ses châteaux ?
Un procès trop évident, une condamnation trop facile
Les historiens d’aujourd’hui ont tendance à penser que l’affaire Gilles de Rais est en partie un montage, rendu plausible par les conditions de vie de l’époque. Exécuté pour pédophilie et meurtres à répétition, de Rais eut surtout le tort d’être un rebelle.
Le contexte dans lequel se déroule le procès – Gilles, grand féodal, dérange le duc de Bretagne, qui tente d’organiser son duché en un État souverain – et les méthodes utilisées – le filet serré de questions fondées sur les rumeurs ainsi que l’emploi de la torture – incitent en effet les esprits modernes à une grande prudence quant au fond de l’accusation. Politiquement, le suzerain de Gilles de Rais avait intérêt à se débarrasser de son féal ; religieusement, Gilles était suspect aux yeux de l’Église, pour les serviteurs de laquelle il était loin de montrer tout le respect nécessaire. Or, quelle meilleure accusation que celle de monstruosité pour obtenir une condamnation approuvée par tout le peuple ?
Dans la pensée du temps, rébellion (contre son sire ou contre Dieu) et crimes contre nature sont d’ailleurs étroitement liés : luttant contre l’ordre social et théologique, le révolté ne peut véritablement être considéré que comme un monstre…
D’où vient le mot ogre ?
À sa manière, Gilles de Rais est un ogre : s’il n’a pas véritablement mangé les petits enfants, il les a consommés – sexuellement – et les a tués.
Mais qu’est véritablement un ogre ? Étymologie étrusque ? L’étymologie du mot, incertaine, dérive probablement du latin orcus, nom d’origine étrusque d’une divinité de la Mort et des Enfers. Les formes que prend le mot dans les autres langues romanes plaident en faveur de cette interprétation : en italien orco, pour croque-mitaine, en sarde orcu, pour démon. Ou hongroisse ? Autre hypothèse envisagée, mais moins probable : le mot ogre dériverait du mot “hongrois”, ou “hongre” au Moyen Âge.
Pourtant les règles de la phonétique plaident en sa faveur : le mot ogre est utilisé dans un texte pour la première fois à la fin du XIIe siècle, afin de désigner un païen féroce – comme l’étaient les envahisseurs hongrois de l’Europe occidentale des IXe – Xe siècle, qu’on accusait en particulier d’enlever les enfants. Ce n’est qu’en 1300 qu’apparaît le sens “géant mangeur de petits enfants”. Il est donc possible que les invasions hongroises aient redonné vie à un vieux mot un peu oublié, pour lui donner son sens actuel.
Barbe-bleue et le petit poucet
Pour l’opinion du temps, Gilles de Rais est, sans aucun doute possible, coupable. Son histoire donne progressivement naissance à la légende de Barbe-Bleue – dont l’origine bretonne et, particulièrement, nantaise a été démontrée – , et reprise par Charles Perrault dans l’un de ses contes. Avec une transformation : le meurtrier d’enfants devient l’assassin de ses femmes. En effet, le genre du conte, destiné plus spécifiquement aux enfants, s’accorde mal avec la description de sévices sexuels sur mineurs…
Dans une autre histoire aussi célèbre de Perrault, celle du Petit Poucet, le vilain ogre égorge ses enfants, par erreur.
